Esso Fair Value

Ce que les minoritaires attendent de l'AMF

En France, la protection des actionnaires minoritaires lors d'une offre publique repose sur deux piliers : l'AMF et l'expert indépendant.

1 – L'expert indépendant : une garantie procédurale essentielle

La réglementation générale impose la désignation d'un expert indépendant lorsqu'il existe un actionnaire de contrôle ou un risque de retrait obligatoire.

Sa mission est de produire une attestation d'équité, concluant explicitement sur le caractère équitable du prix proposé.

L'expert doit fonder son analyse sur une évaluation multicritères (comparables boursiers, transactions récentes, DCF, valeurs d'actifs, etc.), tester la robustesse des hypothèses et prendre en compte les contrats ou opérations intragroupes déterminants.

En pratique, l'expert dispose d'un délai minimal de 20 jours de bourse après réception des informations nécessaires, mais la complexité d'opérations comme celle d'Esso S.A.F. justifie plusieurs mois d'analyse.

L'AMF peut intervenir pour garantir l'indépendance de l'expert, y compris en demandant le remplacement d'un cabinet trop lié au groupe initiateur (comme elle l'a fait dans les offres du groupe Bolloré sur les sociétés Rivaud).

2 – Le rôle de l'AMF : contrôle du prix et de la procédure

L'AMF n'a pas vocation à se substituer à l'expert pour déterminer la "juste valeur", mais elle exerce un contrôle rigoureux sur :

  • la méthodologie de l'expert,
  • la cohérence et la complétude de son rapport,
  • l'absence de conflits d'intérêts.

Dans les offres suivies d’un retrait obligatoire, l’AMF exerce une vigilance maximale : la jurisprudence et la doctrine soulignent une vigilance renforcée lorsque le prix se situe sensiblement en-deçà des capitaux propres consolidés, l’AMF appréciant au cas par cas au vu du rapport de l’expert et de la documentation.

L'AMF dispose d'un pouvoir de blocage. Elle peut refuser son visa si elle estime que le prix ou l'information fournie ne garantissent pas une protection suffisante des minoritaires.

3 – Les demandes formulées à l'AMF

Les actionnaires minoritaires attendent de l'AMF :

  • d'assurer une transparence complète sur les contrats intragroupes (approvisionnement, marques, prestations), sans lesquels aucune évaluation n'est loyale ;
  • de superviser étroitement le travail de l'expert indépendant, afin que l'hypothèse d'une sous-valorisation soit effectivement testée ;
  • de faire respecter le principe selon lequel une offre suivie d'un retrait obligatoire ne peut se faire en dessous des capitaux propres publiés ;
  • de veiller à ce que le processus et l’information fournie assurent une protection adéquate des actionnaires minoritaires ;

Courriers à l'AMF

Cinq lettres officielles ont été transmises à l'Autorité des marchés financiers dans le cadre de cette opération.

4 mars 2025 - Première lettre

La lettre alerte l'AMF sur des manquements présumés d'ESSO S.A.F. aux règles de transparence et d'abus de marché. Elle soutient que la société a retenu des informations potentiellement privilégiées relatives à la cession de la raffinerie de Fos-sur-Mer, à la marge de raffinage par tonne et à des conventions intragroupe avec ExxonMobil, et qu'elle a diffusé une information comptable trompeuse en multipliant des retraitements dits conservateurs, avec un BFR artificiellement élevé, une sous-évaluation d'actifs financiers et une provision pour hausse des prix contestée.

Le courrier pointe aussi une communication financière parcellaire, une distribution jugée atypiquement faible, l'absence de dispositifs de liquidité ou de couverture et des risques de conflits d'intérêts dans la gouvernance. Il sollicite une action de l'AMF afin de rétablir une information complète et sincère.

24 avril 2025 - Deuxième lettre

En s'appuyant sur le rapport financier annuel 2024 mis en ligne le 19 mars 2025, la lettre conclut à la persistance d'insuffisances de transparence sur les parties liées. Elle relève l'opacité des flux d'achats et de ventes intragroupe avec ExxonMobil, l'absence d'identification des contreparties et des prix ou conditions, l'existence d'une exclusivité d'approvisionnement pilotée par le groupe et la non-présentation, au titre des parties liées, d'une centralisation de trésorerie d'environ 1,4 Md€ via EMCH en Hongrie.

La société n'apporte pas la preuve de conditions normales et ne publie pas de charte des conventions. La lettre demande la correction du rapport annuel 2024 avant l’assemblée générale du 4 juin 2025 et invite à une vigilance renforcée sur la conformité des prochaines publications périodiques en appelant l'AMF à renforcer ses recommandations sur ces sujets.

20 juin 2025 - Troisième lettre

À la suite de l'annonce du 28 mai 2025 de la cession du bloc de contrôle d'Esso à North Atlantic France SAS et du projet d'OPA obligatoire, la lettre soutient que l'opération, préparée en parallèle avec la vente d'ExxonMobil Chemical France et assortie d'engagements intragroupes opaques (approvisionnements, marques, contrats de long terme), expose les actionnaires minoritaires à une spoliation, comme l'a montré la chute immédiate de 10,7 % du cours.

Elle met en cause le calendrier et la communication de la société, relève un conflit d'intérêts du dirigeant commun aux entités cédées et estime le prix d'offre inférieur aux fonds propres ajustés. La lettre demande à l'AMF d'imposer une transparence intégrale des accords, un contrôle renforcé du processus et un calendrier permettant un examen contradictoire effectif par l'expert indépendant et les actionnaires.

7 octobre 2025 - Quatrième lettre

La lettre alerte l'AMF sur des insuffisances d'information : flux intragroupes, trésorerie réellement disponible, comptes pro forma après la vente de Fos. Elle demande de reclasser les marques et l'activité Lubrifiants & Spécialités comme actifs destinés à être cédés. Elle critique aussi des éléments non courants (provisions, dépréciations) jugés trop peu documentés.

Sur la procédure, elle s'inquiète de l'absence de nomination rapide de l'expert indépendant et du calendrier resserré, et recommande de ne pas déposer la note en réponse en même temps que la note d'offre. Elle plaide pour un périmètre d'expertise élargi aux contrats clés et aux accords accessoires. Enfin, elle intègre l'ajustement de stock annoncé et considère que le prix proposé demeure insuffisant.

1er décembre 2025 - Cinquième lettre

La lettre alerte l'AMF sur le déroulement du processus d'offre publique obligatoire consécutif à la cession. Elle dénonce une perte de transparence et un risque d'atteinte aux droits des actionnaires minoritaires, en raison notamment du manque d'indépendance du comité ad hoc, de l'opacité entourant la cession parallèle d'ExxonMobil Chemical France et du calendrier imposé par l'initiateur. Le courrier demande à l'AMF d'imposer la publication du mandat complet de l'expert indépendant, de garantir un véritable exercice du contradictoire avant le dépôt de la note d'information et, le cas échéant, de suspendre le processus tant que ces conditions ne sont pas réunies.

Cette démarche s'accompagne d'un courrier adressé au cabinet Ledouble, expert indépendant, insistant pour que son analyse couvre les opérations connexes et les conventions intragroupes, et d'un courrier adressé au comité ad hoc du conseil d'administration.

Ce dernier courrier reproche au comité son inertie face aux abus de présidence et au conflit d'intérêts de Charles Amyot lors de l'assemblée du 4 novembre 2025, ainsi que sa passivité dans la définition du mandat de l'expert et la maîtrise du calendrier procédural. Il exige la modification immédiate du mandat de l'expert, la communication de sa lettre de mission et la dissociation des dépôts de la note d'information et de l'avis du conseil, sous peine de voir engagée la responsabilité personnelle des membres du comité.

Syndicats

Les organisations syndicales ont été consultées tout au long du processus de cession dans le cadre des réunions du Comité social et économique central. Elles ont formulé plusieurs avis et points de vigilance sur le calendrier, les conditions de transfert et la communication de la direction, exprimant leur préoccupation quant au manque de visibilité sur certaines opérations.

Leurs comptes rendus et communications internes font apparaître un niveau d'information souvent plus détaillé que celui mis à la disposition du marché, notamment sur l'état d'avancement de la transaction, la trésorerie transférée et la valorisation des actifs cédés. Ces éléments confirment la nécessité d'une information équitable entre salariés et actionnaires minoritaires, point déjà soulevé dans les courriers adressés à l'AMF.